Un goût de Danemark

Publié le par Agnès Séverin

Prix



  L’art de se fondre dans le  paysage, de brosser le tableau d’une époque et de résumer à quelques traits les caractères, des plus ternes aux pionniers les plus passionnés : le talent de romancier du danois Karsten Lund n’a pas échappé au jury du prix des Gens de Mer.

  

Avant-goût de bord de mer


Si vous commencez à rêver jour et nuit de filer à l’anglaise pour enfin vous perdre dans la contemplation des bords de mer, Le marin américain offre un avant-goût avantageux de ce petit rêve secret. Dans ce premier roman traduit en français, la saga d’une lignée de pêcheurs est prétexte à évoquer cette atmosphère faite d’embruns, de brumes et de miroitements capricieux. 


Un XXème siècle encore neuf


Seconde bonne raison d’investir dans ce petit pavé couleur saumon (les éditions Gaïa, spécialisées dans la littérature nordique, impriment exclusivement sur papier saumon) : la manière dont l’auteur ressuscite le tournant du XXème siècle, qui en fut sans doute également l’apogée. Ces entrepreneurs intrépides qui avaient tout de pionniers, les aventures épiques de ces héros embarqués dans leur gigantesque défi face aux éléments, le progrès scientifiques face aux préjugés anciens, un archétype de l’émancipation féminine, l’éclosion d’une sensualité encore taboue mais pas encore érigées en diktat, et toujours l’évidence et la simplicité des motivations, le sujet, prenant, est servi par un style dense, sobre et efficace.


« Vingtième siècle, il y a avait quelque chose de léger et de pointu dans ces mots-là. Un timbre clair et ouvert, même si, dans un coin, couvait aussi la crainte de quelque chose d’incontrôlable, peut-être le présage de grandes forces inconnues ».


Poisson bouilli froid matin, midi et soir


La mise en scène du travail physique est un autre mérité du livre, « si dur que nous avons du mal à nous le représenter aujourd’hui. Tuer des poissons dix heures d’affilée, affûter des couteaux, plonger les doigts, vider les entrailles, de nouveau le fer contre la pierre à affûter, étêter, plonger le doigt, évider, le même geste jusqu’à ce que tu t’écroules et t’endormes dans tes vêtements mouillés. Debout, café noir et cigarettes, poisson bouilli froid matin, midi et soir, de nouveau les couteaux acérés, et filer la senne de nouveau, le dos endolori et des élancements déchirant les reins ». Moins pittoresque enthousiasmante mais non moins intéressante, la dernière partie du roman est consacrée au problème de la surpêche et des quotas de Bruxelles.  


Une écriture visuelle, vivante et rythmée


Un sujet, une écriture visuelle, vivante et rythmée, un ton… pas encore convaincu ? J’essaie encore autre chose, mais ce sera la dernière… Si cette fresque embarque si bien le lecteur dans son sillage, c’est que chaque membre de la famille y figure avec une importance égale. Anne, l’infatigable petite bonne femme qui trouve toujours moyen d’user ses rêves jusqu'à la trame, son époux Jens Peter, un peu à la traîne de ce « tempérament », leur fils Tonny, turbulent trublion qui n’aura de cesse de se lancer dans de nouvelles prouesses et de jeter ses filets toujours un peu plus loin : le détail de la psychologie les rend attachants. Au second plan, une poignée de personnages plus effacés apportent leur lot de rebondissements : Marie, la sœur d’Anne, plus veule et plus chanceuse en apparence, Carlsen, le sauveteur qui n’a pas les yeux dans sa poche.


 

Père fantôme


Au premier plan apparaît le petit-fils de Tonny, qui n’est autre que le narrateur de ce récit d'une rare efficacité (au regard des critères hexagonaux) : un narrateur en quête de ses origines, comme il se doit. Notre héros aura fort à faire car ses racines baignent dans une eau des plus troubles car un père fantôme hante l’histoire et empoisonne les esprits de cette famille prospère mais désespérément hors norme (tragique épine dans le pied, déjà à l’époque).


« il s’enfonça là où ça commençait à faire mal. La vieille histoire, cette pagaille avec laquelle il n’arrivait pas  à se concilier. Tonny était un homme qui avait de l’ordre dans ses affaires ; il pouvait faire une crise d’hystérie quatre étoiles si des choses traînaient à bord et, plus il vieillissait, plus il devenait vétilleux. C’est pourquoi la vieille tache prenait de la moisissure  et commençait à puer. Cette chose énigmatique et mauvaise, qui n’avait ni visage ni image claire, n’était-ce pas ça qui le hantait lorsqu’il rentrait de campagne avec du vent dans les cheveux ? ».


Coupables antécédents


Il est amusant de voir que ces ancêtres avaient des moyens plus terre à terre de régler leurs comptes avec leurs fantômes, d’envoyer valser la foule de points d’interrogations qui nourrissent de bonnes grosses tempêtes sous les crânes, de s’accommoder de certaine tâche qui gît au fond de la mémoire. Avec le chagrin que l’on imagine, ces émotions complexes où l’on craint plus souvent qu’à son tour de se noyer... En bonne logique freudienne, les premiers, coupables antécédents, glissent le bébé sous le tapis. Les seconds s’ébrouent pour tenter de s’affranchir du fardeau. Quant aux troisièmes, ils ne peuvent plus ignorer un problème qui se voit comme le nez au milieu de la figure. A eux de faire preuve de plus de lucidité et de courage pour trouver le moyen de le formuler pour tenter de contourner l’obstacle.


« Pourquoi suis-je devenu comme ça ? », s'interroge le narrateur. « Chaque fois que j’essaie de former un couple avec une autre personne, quelque chose m’arrête. Un mépris de soi, le risque de découvrir quelque chose de désagréable, peut-être. La crainte d’être amené à revivre la perte de quelque chose en quoi j’avais confiance. Quoi qu’il en soit : l’homme qui adorait la famille autrefois fait tout ce qu’il peut pour éviter d’en fonder une lui-même. L’homme qui pense aux fêtes en sentant la chaleur envahir son corps n’en a jamais organisé une lui-même. L’homme qui aimait un endroit quand il était enfant ne peut plus se lier à aucun, maintenant qu’il a le monde entier à sa disposition. Il s’amourache d’un appartement de vacances sur une colline méditerranéenne, mais à peine l’a-t-il acquis et est-il assis sur le balcon tant désiré qu’il lui semble être en train de fixer une surface d’eau idiote et qu’il se languit d’un autre endroit ».   


Un cheveu (noir) dans la soupe


En filigrane, une réflexion sur l’instinct de reproduction sous-tend la trame de l’intrigue avec la finesse d’un cheveu noir dans la soupe. Dommage, car, dans le détail, le tableau ne se dépare guère de sa subtilité.     


 Le marin américain de Karsten Lund

Traduit du danois par Inès Jorgensen

 Gaïa, 396 pages, 24 euros


Si vous avez aimé ce livre, vous aimerez une autre histoire de marins : les très drôles Tribulations d’un précaire de Iain Levison (Piccolo Liana Levi, 7,60 euros)

 

 

 

 

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