Le chant des possibles

Publié le par Agnès Séverin

  


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S’il n’y avait qu’un livre à mettre dans la valise avant de partir (pour un amateur de poésie contemporaine) :  

 

Eléments d’un songe de Philippe Jaccottet, l’un de ces poètes appartenant à la mouvance des Jacques Réda, Yves Bonnefoy, Lorand Gaspar, Jacques Dupin ou Jude Stéphan, constellation de ces quelquesvoix rares qui vaillent la peine d’être écoutées.


Dans ce recueil de prose aux allures d’essai, il est question, un peu de l’existence de Dieu - à travers ses muettes manifestations-, beaucoup de l’expérience de la poésie qu’il s’agit de « refaire en parlant, dans un état où la conscience claire et des mouvements plus obscurs s’associent pour le choix des mots (…) non pas en reniant la raison, mais en l’enveloppant dans l’émotion de tout mon être dans cette sorteur d’ardeur ferme et calme au sein de laquelle de nouveaux rapports m’ont paru s’établir entre les choses, ainsi qu’entre le monde et moi », écrit Philippe Jaccottet. « Et je sais que l’expérience, pour être mystérieuse, n’en est pas moins commune (fréquente au point que l’on oublie d’y penser). Ce qui n’est pas commun, c’est que le poème lui soit fidèle et sache en propager la contagion ».

 

 au moins une façon de respirer

 

 Morceaux choisis de cette poésie qui  se nourrit de sa propre définition, de  sa  perpétuelle révolution… au plus près du monde :  (…) comme un lointain tout proche. Ordre libre, vie ordonnée, puissance sans violence, richesse sans arrogance, éternité fraîche… (…) Ce lieu (parlons ainsi bien qu’il ne s’agisse pas d’un lieu), ce lieu où les contradictions ni ne s’abolissent, ni ne s’exaspèrent, mais s’accordent en demeurant elles-mêmes, ce point qu’il n’est pas possible de penser vraiment est le point de la réalité la plus forte, la plus dense (…) ». (p.147) Or, je crois que tout de même très peu de poèmes aujourd’hui, très peu, certains fragments d’oeuvres maintiennent dans un univers où l’indistinction va croissant cette fraîcheur acide du particulier qui est presque, pour nous, une résurrection ; au moins une façon de respirer (…) »

 

métamorphose contradictoire

 

 « dans le poème la question est devenue chant et s’est enveloppée dans un ordre sans cesser d’être posée (…) Que reste-t-il ? Sinon cette façon de poser la question qui se nomme poésie et qui est vraiment la possibilité de tirer de la limite même un chant, de prendre en quelque sorte appui sur l’abîme pour se maintenir dessus, sinon le franchir (qui serait le supprimer) ; une manière de parler du monde qui n’explique pas le monde, car ce serait le figer et l’anéantir, mais qui le montrer tout nourri de son refus de répondre, vivant parce qu’impénétrable, merveilleux parce que terrible… (…)

Non, le monde seulement apparaît avec la beauté des choses du monde qui n’est pas une beauté sans tache, et sa réponse est ce chant où la question continue d’être posée, mais où elle est portée par un souffle, allégée ; sa réponse est seulement sa présence chantante, mesurée, et c’est elle que le poème traduit ou simplement répète ; le poème en lequel se retrouvent par un mouvement naturel mille rapports complexes (du son au sens, du concret à l’abstrait, du rêve au souvenir, du proche au lointain) que nous serions bien incapables de saisir par l’analyse (…).

Du fait même qu’il enveloppe la question sans l’abolir, il demeure lui-même, toujours, en quelque temps que ce soit, ouvert au doute, exposé à l’altération (à la différence du dogme, qui étant mort, est inaltérable). (…) Vous commencez peut-être également à comprendre que la poésie, aujourd’hui, est d’autant moins mensongère que l’on y sent mieux cette précarité presque risible du chant, l’incertitude, l’effroi, le dénuement de celui qui s’est obstiné à le poursuivre ? (…)

Peut-être la définition la moins inexacte de la poésie serait celle qui embrasserait ces contraires, qui l’envisagerait à la fois comme un jeu insignifiant et comme un témoignage du secret, une façon légère qu’aurait le secret de nous parvenir, comme si sa suprême ruse était de porter ce costume de folie… Il n’est pas aisé d’interpréter sans emphase et sans imprécision une expérience si profonde et si dérobée…» (p.158). 

 

une possibilité dans l’impossible…

 

« il fallait que je cherche une autre voie encore : le chemin de qui se refuse à trahir la plénitude même quand celle-ci paraît infiniment éloignée et douteuse, même quand on ne sait plus où la chercher, même quand tout la bafoue. Ce qu’un poète a nommé, justement, la fidélité » (p.88).

 

«  Je n’avais pas d’autre loi que ce souffle très lointain qu’il me semblait devoir saisir, ou modeler, ou illuminer. Rien que d’en parler m’apaisait, m’eût fait, pour un peu, sourire ».

 

« Comment nous maintenir devant cette espèce de silence et, presque, de rien ? (…) trouver le langage qui traduise avec une force souveraine la persistance d’une possibilité dans l’impossible, d’une fidélité alors que toutes les apparences disent qu’il n’est plus de maître à qui garder sa foi ? Sinon découvrir, inventer – essayer d’inventer- et ne fût-ce que fragmentairement, imparfaitement, le chant de l’absence qui n’en est pas une, la musique de l’arrivée à une extrême limite, la respiration de qui se trouve sur un rivage au-delà duquel s’étale à l’infini un abîme qui est encore, en dépit de tout, autre chose qu’un abîme ? (…) Et cependant je ne parvenais pas encore à désespérer, pas encore à me sentir mort : l’absence d’images – comme si tous les oiseaux avaient émigré, et jusqu’à leur souvenir, pour un instant ou pour toujours – n’était pas encore le vide (p.171).   

 

 C’est l’incertitude qu’il nous faut dire, la vie dans les ruines, sans pleurer sur des puissances détruites, sans nous échiner à les restaurer. Nous sommes dans un temps où ce qui compte, peut-être, c’est une fleur apparue entre des dalles disjointes, ou même moins encore. Il nous faut  simplement montrer cela, dans la sérénité d’une attente inexprimable. Il n’est pas décent de gémir, ni de claironner. Quelques phrases seulement, aussi tranquilles et fermes qu’un regard où la peur n’entre pas. Lumineuses comme des passerelles. Un équilibre presque insensé, tel est le plus beau défi à l’imminence du Pire. Peut-être faut-il moins encore. (…)

 

Etre un homme qui brûle les feuilles mortes, qui arrache la mauvaise herbe, et qui parle contre le vide ».   

 

…cette espèce de silence et, presque, de rien… 

 

« Devons-nous dire maintenant qu’il n’y a plus d’énigme, ou seulement, soit que nous lui tournons le dos (…), soit que nous ne pouvons lui donner aucun nom, ce qui reviendrait à dire qu’elle nous échappe – et nous menace – plus que jamais, qu’elle a donc pris encore plus de pouvoir encore qu’au temps où elle était figurée, crainte, révérée ? (…) le temps serait-il venu où il est vraiment impossible, inutile de nommer Dieu, donc aussi bien de se confier à lui, de se réfugier en lui, mais non point par qu’il serait mort au contraire : parce que son nom seul et sa figure seraient détruits, ne laissant plus apparaître derrière eux que ce qui, pour être innommable, n’en est pas moins, pour nous, réel, présent par son absence : celui que j’appellerais donc l’Insaisissable, en sachant que c’est encore trop dire, ou le Silencieux.

 

En ce cas, il faut penser que ce Silencieux nous parle encore, peut encore nous guider d’une manière ou d’une autre, doit être écouté ? Et quelle serait sa façon de nous parler ? Justement peut-être, le mutisme, le retrait, l’absence de forme saisissable, de culte aussi bien, donc d’église, d’images, de livres, de prêtres. Tout cela, cathédrales, cierges, autels n’étant plus que des vestiges vrais jadis (sans doute partiellement vrais), mais aujourd’hui d’une certaine manière mensongers : s’il faut admettre que toute traduction de l’énigme est temporaire. (…)

 

Peut-on imaginer par exemple, pour commencer quelque part, qu’il s’agirait au cours des siècles d’une série d’illusions tour à tour cultivées et abandonnées, auxquelles se succéderait aujourd’hui une forme peut-être ultime, en tous cas, nouvelle de cette illusion ? Et qu’il aurait fallu tout cet interminable chemin pour nous conduire à envisager notre erreur dans toute son étendue, c’est-à-dire, pour parler simplement, le néant ? (…) Nous nous sentons quelquefois conduits jusque sur le bord de ce gouffre d’où monteraient de telles fumées,  ou plutôt le souffle d’un tel vide et d’une telle nuit que plus rien de semblable à la vie de l’esprit n’y pourrait résister ; il n’y aurait plus dans notre mémoire que la longue histoire d’un songe entièrement inexplicable, d’une monstrueuse et féroce duperie, d’un égarement absolu (…) Et il me semble non seulement  plus rassurant, mais plus simple et plus proche de la vérité, de concevoir que cette possibilité de questionner et de douter que nous avons, que cette exigence même de douter qui nous possède, crée une faille dans tous les systèmes que nous réussissons à imaginer, que nous essayons de bâtir.

 

     …un trop beau songe…

 

Je ne puis me défendre du sentiment que notre erreur est toujours en même temps notre chance ; (…) dès lors que nous doutons, nous sommes engagés dans une aventure c’est-à-dire entraînés dans un certain sens, vers un but  qui, pour perpétuellement se dérober, n’en demeure pas moins l’indication d’un sens » (p.168). Oui, de toutes les explications qui ont été tentées de notre sort, celles qui déduisent, de notre goût de l’ordre, la possibilité d’un ordre mystérieux, différent, et à notre faim de lumière proposent quelque réponse éblouissante, me paraissent encore les moins folles, encore qu’elles ressemblent tellement à un trop beau songe. (…)

 

   quelle application  j’ai mis à tourner en rond

    

« Il y a aussi un moment où contre les pierres des maisons,  les lampes des rues éclairent encore, bien qu’une clarté grise commence à régner partout » (p.189).

 

Eléments d’un songe, de Philippe Jaccottet. Gallimard, 190 pages.   

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